QUAND LA LIGNE DU TEMPS S’EFFACE

Voilà quelques jours que je suis rentré de Turquie et de la frontière syrienne. Quelques jours pour déglutir, avaler et digérer toutes ces images, tous ces visages et tous ces sourires d’enfants qui cachent la monstruosité d’une situation dont les plus jeunes sont les première victimes. Alors que je suis déjà reparti pour une nouvelle destination qui m’apportera elle aussi son lot d’émotions, je n’arrive pourtant pas encore à avoir le recul nécessaire pour prendre toute la dimension de ce que j’ai vécu.

On m’avait dit : « N’y va pas, c’est dangereux, tu as une famille, pense à celles et ceux qui t’aiment. » Certains mentionnaient même à demi-mot la folie d’un tel voyage. Il est difficile de se battre contre les peurs individuelles et collectives, contre les préjugés. Mais c’est en se rendant sur place et en témoignant qu’il est possible de commencer à dresser ne serait-ce qu’un début d’analyse.

Alors était-ce bien de la folie de me rendre dans la région de Kilis, à quelques kilomètres seulement de la Syrie où la guerre civile fait rage depuis des années et à entraîné l’exode massif de populations qui n’ont rien demandé à personne ? Etait-ce dangereux de poser ‘narcissiquement’ pour une postérité bien usurpée devant le poste frontière qui laisse toujours s’écouler, comme une hémorragie, des centaines de réfugiés par semaines, la ville d’Alep et ses milliers de morts n’étant qu’à 60 km de distance ? Ai-je oublié ma famille en allant faire le fier à quelques encablures de l’horreur et de ce que l’humain a de plus terrible à offrir à ses pairs ? Evidemment que les réponses, mes réponses à toutes ces questions, sont négatives. 

Le danger, il n’est pas possible de le mesurer; à la rigueur l’évaluer. Le risque, il faut l’appréhender et la peur la dompter. Mais ça c’est la théorie, c’est ce que l’on se dit avant, avant que l’avion ne pose ses roues à Gaziantep, l’aéroport le plus proche de Kilis. Mais dans la pratique ?

Ce dont j’étais certain, c’est que je pouvais avoir entière confiance en mes contacts à la fédération turque de judo pour que tout se déroule correctement. Ce dont j’avais la garantie, c’est que je serais accompagnés par des personnes qui connaissent la région, ses dangers et ses tensions. Mais ce que je ne pouvais mesurer c’est l’accueil qui allait m’être réservé, la chaleur qui allait m’être témoignée, l’enthousiasme que ma venue pouvait générer. Et rien que pour cela, ce voyage a dépassé toutes mes espérances.

Je n’ai pas été reçu comme un roi, surtout pas, mais comme un ami, simplement, le coeur grand ouvert, les mains tendues vers l’autre, celui qui vient d’ailleurs et dont les différences sont bien peu de chose au regard de ce qui unit. J’ai été reçu comme un membre de la famille que l’on n’a pas vu depuis longtemps et à qui l’on veut faire redécouvrir toutes les richesses de la région. J’ai été accueilli comme un ‘alter-égal’ qui débarque sans imposer son jugement et sa vision, nécessairement falsifiés par tout ce qu’il aura pu entendre avant de découvrir les premiers faubourgs de Kilis qui se dessinent dans un paysage paisible et bucolique.

Mais la guerre est là, tapie dans l’ombre, assassine et mesquine, mangeuse de vies, vomissant sa haine et sa barbarie. Elle attends son heure juste au bout des cinq petits kilomètres de route qui rejoignent la frontière et le long de laquelle s’alignent des centaines de camions faisant commerce avec la Syrie. Car oui, l’économie, même terriblement meurtrie, respire encore. Oui, il y a des chauffeurs routiers qui pour nourrir leur famille, pour vivre, prennent de vrais risques et traversent quotidiennement le check-point. Ils font partie de ces héros anonymes dont la vie n’a que peu d’importance pour ceux qui décident de lancer telle ou telle attaque barbare.

Dès mon arrivée, j’entendis parler de ‘Container City’. Naïvement je cru qu’il s’agissait du nom de la ville la plus proche, dans laquelle les réfugiés syriens avaient trouvé un semblant de paix. Il fallu bien me rendre à l’évidence. ‘Container City’ n’est rien d’autre que la description la plus crue d’une réalité qui fait mal. Collé, coincé, enfoncé contre la frontière, le camp regroupe quelques 17 000 habitants dont 10 000 enfants de moins de quinze ans. C’est un camp parmi d’autres, le plus important regroupant 25 000 réfugiés. Avec nos laisser-passer, rien de plus facile pour pénétrer sur le site. Pour les familles accueillies, ce n’est pas la même histoire et ce n’est qu’une énième étape dans une fuite éperdue. Ici on y rentre, mais on ne sait pas quand on en sortira.

Il faut le dire pourtant, tout est fait pour mettre les réfugiés dans les meilleurs conditions possibles étant donné les circonstances. Les efforts consentis par les autorités locales sont énormes. Tout est propre, rangés et aménagé et tout parait calme. Il y a des écoles, un supermarché et les conditions sanitaires paraissent excellentes. Une petite ville de campagne paisible en somme. Mais non, pas de tout. Ici on vit en boite. De belles boites en tôle, blanches et immaculées, avec une porte et une fenêtre. De petite boites en fer dans lesquelles des familles entières n’ont d’autre choix que de s’entasser. Ici, il y a des miradors et des grillages barbelés. Ici il n’y a pas d’arbres, pas de pelouse, pas de parc pour jouer. Ici la vie est placé sous surveillance. Même si cela parait logique, voire normal, c’est troublant. Il n’est pas possible de laisser partir tous ces gens dans la nature. Le contrôle est nécessaire. La zone risquerait de devenir beaucoup trop instable, si elle ne l’est pas déjà. A ce jour 55% de la population de la région est syrienne.

Mais ce qui perturbe le plus c’est qu’ici on n’a plus de passé, il est parti en fumée, évanoui et enseveli par la poussières soulevée par les bombes des deux camps qui se déchirent de l’autre côté de la frontière. Ici, l’avenir, personne n’est en mesure de pouvoir ne serait-ce que l’entrapercevoir. Malgré le soleil radieux qui règne en ce mois d’avril, c’est le brouillard qui inonde les esprits. Et le présent alors me direz-vous ? Et bien ici, il s’apparente à un quartier de haute sécurité, rien de plus, rien de moins. Ne vous méprenez pas, comme je l’ai déjà souligné, le travail des autorités est extraordinaire et il n’y a pas beaucoup d’autres solutions malheureusement que de ‘parquer’ toutes ces familles en essayant de leur offrir le minimum vital après que l’écrasante majorité d’entre elles ait connu de graves traumatismes. Mais je ne peux m’empêcher d’imaginer ce que je dirais, ce que je penserais, ce que je ressentirais moi si j’en était réduit à vivre dans 20 m2 avec femmes et enfants et les rares affaires que j’aurais, avec un peu de chance, réussies à extraire des ruines de mon passé. A Container City, la ligne du temps s’est effacée.

Que faire? Quoi dire à tous ces gamins venus nous accueillir? Comment? Nous sommes venus faire du judo? Quelle foutaise? Pourquoi? Y’a vraiment rien d’autre à faire que de se tirer sur un pyjama? Eh bien non, voici que soudain la magie opéra. 300 gamins de tous les âges réunis devant un petit assemblage de containers, se mirent soudain à chanter dès notre arrivée. Je ne réalisais pas tout de suite ce qui se déroulait sous mes yeux. D’une seule voix, la chorale improvisée entonna un « Que Dieux est Grand », « Allahu Akbar ». Je souris. J’eu même envie de rigoler. Mais je me ravisai car pour ces enfants, au-delà de la signification religieuse, c’était un grand jour de nous voir débarquer d’une autre planète. Je n’aurais pas la prétention de comparer notre venue à un quelconque miracle et encore moins de revendiquer le moindre lien avec une action divine, mais il faut bien l’avouer, dans le quotidien monotone et clôturé de ces enfants, c’était quelque chose de voir notre petit cortège s’arrêter et prendre le temps de la rencontre. Le temps pouvait reprendre sa course, les aiguilles des montres se remettre à tourner ne serait-ce que pendant les quelques heures que nous avons passées sur place.

Cela faisait longtemps que je n’avais pas vu des regards s’illuminer à ce point, juste parce qu’ils en croisaient d’autres qui n’étaient pas chargés de voyeurisme malsain mais au contraire qui étaient là pour partager, juste partager, créer des liens et des ponts entre les peuples. Pendant plus d’une heure je baignais dans le bonheur de transmettre une passion, une envie de grandir, un besoin de liberté. Je faisais le plein de visages ensoleillés pour qui les judogi offert par la Fédération Internationale de Judo étaient le plus beau des cadeaux. Un immense éclat de rire soudain recouvrit Container City. Ca rigolait, ça piaillait, ça s’esclaffait et dans le même temps, ça écoutait, ça respectait, ça suivait les consignes. Jamais je ne pourrais me blaser de cette magie. Alors oui, c’est peut-être un peu dérisoire. Après notre départ, qu’en sera-t-il de toute cette bonne humeur. Je ne peux croire qu’elle s’effacera totalement. Il va falloir travailler, travailler encore pour redonner l’espoir à des générations sacrifiées afin de leur permettre de reprendre la maîtrise du temps.

Aujourd’hui, je ne laisse rien paraître, mais je sors bouleversé de ce séjour. L’accueil qui m’a été réservé était tout simplement hors normes. J’aurais tant à dire encore à ce sujet. Je n’ai pas vue la guerre, mais je l’ai sentie. Son odeur nauséabonde m’a donné la nausée. Son goût de merde est à gerber. Comment peut-on en arriver là ? Comment peut-on avoir aussi peu de considération pour la nature humaine ? Comment peut-on sacrifier notre jeunesse. Si je suis parti et revenu, c’est aussi pour témoigner. J’ai cette chance de pouvoir le faire, sans prétention, mais si j’ai pu transmettre quelques chose à tous ces enfants de Container City pendant quelques minutes, j’espère aussi pouvoir transmettre autre chose à mes enfants, à vos enfants, à nos enfants à toutes et à tous: au-delà des différences, prenez conscience que tout est possible, le pire comme le meilleur. Le temps d’une journée d’avril, nous avons offert et reçu le meilleur. Mais l’année compte 365 jours et il nous appartient de faire tout ce qui est en notre pouvoir afin d’offrir d’autres lendemains rieurs à toutes ces générations qui feront notre monde de demain.

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